
Le roman
Les liaisons dangereuses est un roman épistolaire écrit par Pierre Choderlos de Laclos en 1782. Selon wikipedia, « il porte à un degré de perfection la forme épistolaire : aucun élément n’est gratuit, chaque épistolier a son
style et la polyphonie des correspondances croisées construit un drame en quatre étapes au dénouement moralement ambigu ».
Le pari d’un roman polyphonique est de réussir la différenciation des voix narratives. Le style, comme un support à la signature des personnages. Laclos a-t-il réussi son pari ? (spoiler : oui ! 🙂 ) Voici une bonne occasion de passer ce roman aux rayons X grâce à l’outil présenté dans un précédent article afin de vérifier tout cela.
L’analyse
Un petit programme en python a regroupé toutes les lettres par émetteur. Puis, le programme d’analyse a donné la matrice de similitudes suivante.

Valmont
Valmont et la marquise de Merteuil sont les deux grands complices de l’histoire et l’auteur les a voulus proches dans le style (3,6) : de longues phrases, beaucoup de mots de liaison, un style pour convaincre, manipuler ?
Le deuxième style le plus proche de Valmont est celui de la présidente de Tourvel, la jeune femme qu’il séduira d’abord par jeu, puis dont il deviendra amoureux. Coïncidence ? 😉
Cécile de Volanges et Le chevalier de Danceny
Cécile de Volanges est la jeunette de l’intrigue. Naïve, elle se fait abuser par Valmont, le séducteur. Son style enfantin est très différent des autres protagonistes. Très différent de sa mère comme pour mieux marquer leur opposition. Plus proche de la marquise de Merteuil, sa confidente et de Valmont, son séducteur.
Cécile abuse des points de suspension (3 fois plus que Valmont) comme si sa pensée était submergée par les émotions. Elle utilise deux fois plus de mots communs que les autres, les phrases sont courtes.
Son prétendant, tout aussi jeune, partage sa fougue : C’est lui qui a le plus grand nombre de points d’exclamation et le rythme le plus élevé. Il est pourtant très éloigné du style de Cécile et de sa mère (16,8 et 16,9). Une indication de l’auteur pour nous montrer qu’il n’arrivera pas à ses fins ?

Madame de Volanges
Dans la hiérarchie sociale, c’est la plus âgée, la plus « sage ». Cela se traduit par la plus faible note d’oralité, les plus longues phrases, le plus faible taux de mots communs (qu’elle partage avec la présidente de Tourvel, autre personnage à la réputation irréprochable et au style à l’avenant).
Madame de Volanges voit d’un très mauvais oeil que le chevalier Danceny tourne autour de sa fille Cécile. Elle s’agace du comportement de celle-ci envers ce prédendant. Coïncidence ? C’est avec ces deux personnages que son style est le plus éloigné (19,1 et 16,9 le double des autres).
En revanche, le style le plus proche est celui de la marquise de Merteuil, sa confidente (8,8).

Encore plus fort…
Allons un cran plus loin et amusons-nous maintenant à regarder la différence de style en fonction du destinataire des lettres. Cécile de Volanges écrit-elle de la même façon à sa confidente Sophie, qu’au vicomte de Valmont ? Voici deux exemples amusants.
Cécile de Volanges
Ses lettres pour ses deux confidentes (Sophie et Merteuil) sont proches (9,7).
Par contre, en prenant pour référence ses lettres à la Merteuil, ses courriers pour Danceny et Valmont sont plus éloignés (resp. 14,4 et 18,4), reflétant ainsi l’éloignement nécessaire à la bienséance.
L’axe Oralité semble bien traduire chez elle cette distanciation. (Sur ce graphe, on pourrait même deviner que Danceny est, à son grand dam, dans la « friend zone » avec Sophie ! 😀 )

Le chevalier Danceny
En prenant pour références ses lettres à sa dulcinée Cécile, les lettres pour la Merteuil sont à 14 et celles pour Valmont à 24, marquant ainsi clairement son changement de style en fonction de ses interlocuteurs.
Chez Danceny, c’est plutôt la Facilité du style qui marque sa distance avec l’interlocuteur. Plus la personne est aimée, et moins il succombe à la facilité du style. Mais nous sommes au XVIIIe, et l’amour précieux se déclamait alors avec style ! 😉

Au fil du temps ?
On pourrait même imaginer une analyse des lettres au fil de l’intrigue. Cécile écrit-elle de la même façon à Valmont avant et après la fameuse nuit ? Même question pour la Présidente de Tourvel.
Conclusions
J’aime cet outil. Il ressemble vraiment à une machine à rayons X car il nous révèle l’ossature stylistique d’une oeuvre au service de la narration. On voit ici que Choderlos de Laclos a parfaitement réussi son pari : avoir une voix différente et une proximité des styles qui sert la proximité des personnages et des interactions. Chapeau.
Je me suis amusé à faire un tel traitement dans d’autres romans plus contemporains. Disons que je comprends pourquoi Les liaisons dangereuses est un classique, enseigné encore au bout de presque 250 ans 😉
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